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Séparés par des virgules

Marie Bonaparte 1882-1962.

A Sainte-Hélène, Napoléon s'adressant à ses compagnons d'infortune leur disait:

«Quel Roman que ma Vie»

 Il en est de même pour son arrière petite nièce, la Princesse Marie Bonaparte. Ses campagnes, ses conquêtes rivalisent d'audace et de continuité dans l'effort. D'un caractère affirmé, fantasque, pourvue d'une imagination vive, elle lutte pour exister, trouver sa place, brise une mélancolie et tient à distance ce sentiment d'abandon qui la poursuit sa vie durant.

 Mais aussi, quelle hérédité! Un arrière grand-père Lucien savant, homme politique, essayiste, écrivain, poète (Charlemagne ou la Jérusalem délivrée), en rupture avec son frère pour avoir épousé une demi-mondaine Alexandrine de Bleschamps et qui en 1810, vint se jeter dans les bras du pire ennemi de Napoléon : l'Angleterre.

 Lucien et Alexandrine se désintéressent du sort de leurs dix enfants, livrés à eux-mêmes, dans une campagne romaine où règne l'insécurité et souvent l'impunité pour les voleurs et assassins. Leurs enfants apprennent à se défendre et retrouvent l'esprit de vendetta propre à un naturel enfoui. Les plus grandes qualités, littéraires, scientifiques, artistiques et même religieuses, le Cardinal Lucien, côtoient leurs vices. Charles, le savant ornithologue, n'est il pas complice du meurtre du Premier ministre du Pape Pie IX, oublieux de la magnanimité du Pape Pie VII, qui avait recueilli les Bonaparte, frappés d'ostracisme et donné le titre de Prince Romain à leur Père.

 L'abandon, la nécessité de se démarquer par un prénom, une raison sociale, l'obligation de réussite, façonnent ces enfants dans un idéal de liberté sans contrainte.

 Il en est ainsi du Prince Pierre, aventurier en Amérique, assassin précoce dans les États Romains, chasseur impénitent, adonné aux amours ancillaires, comme s'il doit se faire pardonner un nom trop lourd à porter. Il aime les chiens, les animaux sauvages, la rude campagne ardennaise, la nature, incapable d'une vie en société, instable, il n'admet la moindre injure et passe à l'acte, car elle renvoie à l'absence d'amour parental et l'injustice qui en découle. Son épouse de très modeste extraction partage son mode de vie pardonne ses frasques, mais n'admet pas de ne pas être reçue à la cour. Pierre y va seul, soutenu par l'immense générosité de son cousin Napoléon, dont il fragilise (l'affaire Victor Noir ) le régime. Dès les premiers revers de 1870, il regagne les Ardennes, mais le couple se sépare. La Princesse et ses deux enfants Roland et Jeanne gagnent l'Angleterre. Démunie, elle ouvre sous les Grandes Armes Impériales, une boutique de mode qui lui attire les sarcasmes des londoniens et l'effroi de la famille impériale.

 C'en est trop! Pour autant le Prince Roland promet. D'une intelligence supérieure, il aime la nature, les fleurs, les arbres, c'est un randonneur qui parcourt des lieux et des lieux, botaniste, géographe comme son oncle Charles, il s'intéresse à l'ornithologie, mais il lui faut un état, sa mère est dépourvue de tout. A l'instar des Bonaparte, il sera militaire... grâce aux libéralités de son oncle Jérôme-Napoléon et de sa tante Mathilde, il prépare Saint-Cyr où il est reçu brillamment.

 Très attaché à sa mère, lui vouant une profonde admiration et une dévotion sans pareille, malgré quelques algarades portant essentiellement sur la politique, Roland étant libéral, sa mère conservatrice; il développe les mêmes défauts: ladrerie, suspicion mais confiance aveugle envers les corses, méfiance qui épargne les savants. Il se révèle incapable de montrer, dévoiler ses émotions; admiré, reconnu à l'international, il sera le second Président de la Société de Géographie après le célèbre Vidal de la Blache. Il entretient avec le Parti Bonapartiste des relations tendues : la raison principale, après l'affaire du Boulangisme, son refus constant de participer aux financements des journaux, placards et brochures, en dépit de sa très grande fortune du fait de son épouse.

Quant à Pierre, revenu à Paris avec une nouvelle compagne, il allait trainer une existence misérable, abandonné des siens jusqu'à sa mort survenue deux ans avant la naissance de Marie.

 En effet, ce jeune prince, beau, élégant né en 1862 recherche une belle alliance compromise par l'existence tumultueuse et désordonnée du prince Pierre, les extravagances et la naissance obscure de sa mère lui ferment toutes les portes des cours d'Europe.

 La princesse Pierre, comme elle se faisait appeler, ne vivait que pour son fils...Elle était plus lointaine dans ses rapports avec sa fille Jeanne qui épousait le marquis de Villeneuve et devint mère très occupée et attentionnée d'une ribambelle d'enfants.

 Son dévolu porte sur une jeune femme dont le père à la tête d'une colossale fortune a fondé les casinos d'Hombourg en Hesse-Darmstadt, puis Monte-Carlo, consacrant l'engouement pour la Principauté. Il réalise l'Hôtel de Paris et devient un des dirigeants de la Société des Bains de Mer. La Principauté réduite, suite à la perte de Roquebrune-Cap Martin et Menton est alors divisé en trois entités : Monaco ville, La Condamine et Monte-Carlo, faisant d'un petit port de pêcheurs, d'une population famélique et de quelques oliveraies, un paradis pour milliardaires. Le prince régnant obtint qu'une liaison ferroviaire passe par Monaco et désenclave son territoire.

 Roland fut très vite épris, non de sa jeune et jolie femme qui trainait un état de langueur, lié on le sut plus tard à une tuberculose débutante, mais à la fortune considérable qu'elle possédait. Mademoiselle Blanc était très proche de sa mère et de sa parentèle, il fallait l'en éloigner, réduire les goûts dispendieux de cette famille qualifiée de frivole par la princesse Pierre.

 La jeune femme fut très vite éprise de ce bel officier. La distance de ce dernier était mise sur le compte d'une timidité ou d'une certaine maladresse que le temps effacerait. Il épousait une roturière qui avait l'insigne honneur de substituer à son nom marchand le prestige de celui de Bonaparte.

 Le ménage ne fut pas heureux...Chaque soir, la princesse attendait le retour de son prince charmant, mais il lui préférait ses livres et ses recherches, assommé par les désirs d'une tendre femme qui implorait sa présence.

 Éloignée des siens enfermée dans une solitude, éprouvée par le mépris de sa belle-mère, elle se morfondait dans une dépression qui aggravait son état. Enfin, un heureux événement lui redonnait quel qu'espoir. Elle fut surveillée, empêchée de faire ce qu'elle voulait...La maladie se propageait mais on la tenait dans l'ignorance, la princesse Pierre régentait tout jusqu'à son entourage. Sa mère en mourut de chagrin.

La naissance fut difficile et elle ne se releva pas de ses couches, le bébé lui fut soustrait, confié à une nourrice et trente jours plus tard elle décédait suite à une hémoptysie.

 Marie, Mimi comme on l'appellera, seul souvenir en concordance avec sa mère était orpheline, sa grand-mère s'en désintéressait complètement mais couvait la fortune attachée....Elle avait de façon judicieuse, détourné en faveur de Roland, une partie de la fortune pour établir ce dernier lui permettant sa vie durant de vivre ses rêves et de poursuivre ses expériences.

 Les premières années de la vie de Marie sont assez obscures...Aux nourrices succéda une gouvernante, fort pieuse, désagrément pour Roland et sa mère qui proclamaient leur athéisme se moquant des contes et mièvreries de la Religion.

Marie, petite fille était élevée dans une profonde solitude, ponctuée par les visites hebdomadaires de ses cousins Villeneuve, notamment de la petite Jeanne qui distrayait son oncle Roland alors qu'il se désintéressait de sa fille.

Marie a toujours adoré ce père qui ne lui manifestait aucune tendresse, craint sa grand-mère, qui ne lui donnait que des réponses confuses à ces interrogations, il lui était interdit d'évoquer sa mère. Des traits abandonniques, renforçant sa culpabilité devaient la poursuivre toute sa vie. Sa naissance n'est elle pas responsable de sa mort, la colère du personnel envers sa grand-mère n'est elle pas fondée? Quant à sa tante Jeanne dont elle admirait l'élégance, les toilettes réprouvées par sa grand-mère, elle avait fort à faire avec ses enfants pour pouvoir s'occuper de Marie...

 Vers quatre à cinq ans, Marie a fait une primo-infection...Elle part à San-Remo, découvre la nature, la mer méditerranée, le soleil bienfaisant et les odeurs des jardins en fleur. Elle se remet, mais juste après son départ survient un tremblement de terre qui lui laisse cette dualité: bonheur et insouciance sont toujours suivis de malheurs, la destinée des Atrides, elle le pensera plus tard la poursuivait: un grand-père assassin, une grand-mère autoritaire et méchante, un père absent, une mère dont on ne lui parlait jamais.

 L'abandon, le manque, le vide, l'absence prédominaient chez cette âme sensible, à la recherche d'un amour pur, désintéressé, d'un dévouement sans borne assorti de pardon.

 Elle se réfugiait sous la table, lisait des heures durant livres d'aventure, études portant sur la nature s'intéressait à la géographie pour plaire à ce père admiré par tous mais si distant.

 Toute princesse devait faire sa première communion, elle n'avait pas été instruite....Un prêtre

choisi par sa grand-mère, qui connaissait le désintérêt de la famille,fut nommé. Marie, dont l'esprit exalté demandait à être comblé, se consacra à l'étude persuadée d'y retrouver la grâce, la quiétude et la paix de l'âme

 Le jour dit,elle se sent des ailes, mais ni son père ni sa grand-mère n'assistent à la cérémonie et revenue chez elle aucune festivité, aucun questionnement ni intérêt quelconque accompagne ce grand jour. Bien entendu, il n'est pas question de confirmation ou communion solennelle.

 Ses appels à Dieu lancés pour réconcilier ses proches avec la religion catholique lui laissent un goût d'amertume et d'inachevé. Son institutrice ne lui apprend pas grand chose, elle est cependant douée en langues étrangères, elle confie en anglais à ses cahiers qu'elle fera paraître plus tard et servira à son analyse ses réflexions, ses interrogations d'enfant à qui l'on cache l'essentiel! Il faut ajouter son intérêt pour complaire à son père pour la géographie et la botanique.

 Rêveuse, fantasque, fantaisiste, parfois capricieuse mais toujours triste, la spontanéité lui étant interdite, elle ne trouve de relâchement que dans sa maison de Saint-Cloud qu'elle conservera toute sa vie, héritage de sa mère, une mère adulée mais ignorée.

 Sa fierté réside dans son nom Bonaparte, quand elle sera Princesse de Grèce et de Danemark, reçue dans toutes les cours d'Europe, elle se souviendra toujours du prestige de son nom.

 Son naturel l'incline vers la bonté, teintée certes de méfiance, mais de don de soi. Toute sa vie, en raison de sa prodigieuse fortune, elle aide, soutient tant sur un plan matériel qu'humain, s'intéressant à leurs vies, leurs affections, des jeunes gens et des jeunes femmes pauvres mais talentueux.

 Elle se donnera à fond au maintien de l'unité de cette science psychanalytique, déchirée en autant de chapelles, soumise aux rejets des autorités et aux psychiatres qui n'en discernent que le côté commercial, se l'appropriera quoique elle ne fut pas médecin, à l'instar de Freud.

 Elle aimera avec fougue, passion, se désintéressant du «qu'en dira t-on»,imposant ses vues à la recherche d'un père de substitution. Ce sera Aristide Briand 1913-1920, puis Monsieur X dans l'entre deux guerres, mais surtout ce père spirituel qu'elle adulera et sauvera : Sigmund Freud, à la recherche de la profondeur de l'être, du sens de la vie …

 Revenons à son enfance, son adolescence solitaire et abandonnique. Elle se sent laide,difforme,mal accoutrée, exposée aux interdits,aux mensonges perpétuels. Instinctivement,elle sait que l'on ne répond pas aux questions qui dérangent:la vie,la mort,la sexualité à l'adolescence,ses impressions confiées à ses cahiers ne lui suffisent plus. Son imagination trouve à être exploitée par le théâtre... C'est le coup de foudre!

 Son premier Amour,elle a quatorze ans est Mounet-Sully, dans Œdipe Roi et Hamlet. Elle s'identifie aux héros, aux personnages,disserte sur l'inconstance de la destinée humaine,entre passions inassouvis et meurtres «Mon Grand-Père, cet assassin à l'esprit chevaleresque, abandonné comme elle» .

Entre un Père qui ne lui rend pas son amour, une Grand-Mère qui ne comprend rien à l'ambivalence de l'adolescence, elle ne peut se fier qu'à elle seule. C'est une période de doutes, d'attirance vers la mort, son attrait pour la nature ne la comble plus. Elle vit son corps de façon péjorative, réduisant sa conscience et ses prétentions au partage «Je suis laide, mon éducation est incomplète, mon affection se nourrit de vide ou de passions à caractère mortifère»

 Le Prince Roland l'emmène dans ses voyages, l'instruit dans ses matières mais réfute son appétit d'apprendre... Une Princesse n'a pas à passer des examens, se soumettre au baccalauréat, encore moins tenter de faire médecine. Il lui autorise comme art d'agrément le piano, le dessin. Il faut éviter la bicyclette de peur qu'elle ne se blesse et la natation, quelle indécence!

 Un jour, elle devient amoureuse, la jeune fille sort de sa chrysalide, elle a seize ans, c'est un amour masqué, caché, c'est le secrétaire du Prince. Il est marié, se joue de la jeune fille, de sa naïveté, il lui impose des lettres enflammées avant de s'en servir et d' exercer un chantage lamentable. Ce Paul Léandry est un escroc corse, ce dont ne s'était nullement inquiété le Prince car il lui donnait satisfaction et il le croyait attaché à sa personne, il révéla l'aventure aux journaux, éconduit de n'avoir pu obtenir la somme considérable qu'il demandait pour son silence.

 Ainsi, c'est donc cela l'amour qui rythme avec trahison! Marie en est profondément affectée, elle ne s'en remettra jamais et développe une névrose où la méfiance originelle se double d'une distance envers les hommes. Elle développe des traits hystériques et sera poursuivie sa vie durant par des affections psychosomatiques. Le scandale est énorme, la surveillance accrue. Elle ne voit plus que les savants reçus par son Père qui admirent son esprit vif et délié.

ré, elle a l'âge d'entrer dans le monde. Elle est de toutes les fêtes, s'habille mieux,s'affirme, reçoit

En 1905; sa Grand-Mère décède, l'étau est desserré, elle a l'âge d'entrer dans le monde. Elle est de toutes les fêtes, s'habille mieux, s'affirme, reçoit les hommages des jeunes gens qui ne s'adressent pas à sa seule fortune ,du moins s'en convainque t-elle. Il faut la marier. Un jeune homme, brillant cavalier, bel homme, quoique froid et distant, Prince de la maison de Grèce et de Danemark, fils puiné du Roi Georges, marin de son état s'intéresse à elle. Il avait connu dans son pays en proie aux conflits, à l'insécurité, cette solitude de parents qui ne parlaient pas. Il ne fallait pas exprimer ses émotions, mais mesurer la dignité de son rang.

 C'était le Prince Georges de Grèce dont l'éducation surtout militaire avait été confiée à son oncle Valdemar du Danemark.

Marie conquise admire son beau Prince, elle est présentée à toutes les têtes couronnées dans cette Europe où elle se produit, ignorant qu'elle danse sur un volcan...

Le mariage orthodoxe a lieu à Athènes, le faste des réceptions l'enchante mais très vite confinée dans une étiquette qu'elle subit, elle se désole et souffre de la timidité d'un mari très peu empressé, qui s'ennuie, sauf quand il se rend chaque année chez son oncle Valdemar, qui avait su adroitement prendre la place du père absent.

 Elle comprend tardivement ce lien intime et fusionnel qui unit oncle et neveu, jusqu'à la mort de Valdemar... Ce fut le second traumatisme qu'elle parvint à pardonner!

 Ses deux enfants Eugénie et Pierre l'obligent à sortir de son marasme. L'affection maternelle qu'elle leur porte, protectrice, un peu possessive est un baume sur ce cœur blessé. Ils sont sa préoccupation constante, sa joie, sa fierté. Elle qui n'avait pas connu sa mère se montre omniprésente à leur demande, soucieuse et attentive à leurs émois. Amour et crainte de la maladie, se mélangent en elle! Allait elle vivre suffisamment longtemps pour qu'ils ne connaissent pas le drame qu'elle avait vécu!

 Cette dimension d'amour brisé, interdit, la stupeur de la mort interrompt à terme une relation où s'impriment toujours le manque et la culpabilité....

 Comment sortir de cet univers phobique, s'éloigner de l'angoisse, il n'y a qu'une manière, la fuite éperdue dans l'action, le don total, l'excès dans les prises de position. Elle s'interdit les demi-mesures et tant pis si les provocations engagent des controverses, des scandales qui ponctueront sa vie.

 La recherche inlassable de l'unité dans la diversité du pardon même sans rémission (le mariage de son fils), ne jamais abandonner une certitude, une fidélité est sa trajectoire. Il lui faut sortir des convenances hypocrites dont elle souffre tant. Ses amours, ses amitiés, son combat pour la Psychanalyse déroutent ses proches, oscillant entre scandales et admiration.

 Les guerres balkaniques où la Grèce est engagée, puis la Grande Guerre l'exposent à l'action. Grâce à sa fortune ,elle équipe hôpitaux, voire un bateau-hôpital, devient infirmière, assistante sociale, s'entoure de médecins et chirurgiens, apprend à leur contact. Elle impose à son entourage, à son mari déplacements et mode de vie peu compatibles avec son état?

 Elle alterne actions efficaces et passions dévorantes, luttant contre cette frigidité qui la bouleverse, recherchant l'appropriation de l'être aimé, complétant sa propre image dévalorisée. La vie, les obligations imposées, les deuils, interrompent cette quête insatiable et inassouvie d'un bonheur qui lui échappera toujours.

 Les enfants grandissent, elle ne se rend pas compte qu'elle privilégie son fils Pierre aux dépens d'Eugénie qui lui en fera plus tard le reproche....Elle transfère sur ce dernier l'amour que son propre Père lui a dérobé.

 Elle envie sa grande amie, la seule amie connue dès ses quatorze ans, devenue l'épouse du Docteur Troisier, la fille d'Emile Ollivier qui trouve son bonheur dans une vie bourgeoise sereine et paisible alors que ses obligations la retiennent prisonnière de conventions qu'elle juge obsolètes. Les deuils se succèdent, sa tante Jeanne qu'elle admirait, son beau-Père le Roi Georges I assassiné à Salonique, renvoient à cet étrange destin de moments de félicité mutilés par la réalité implacable de l'alternance, vie et mort confondues!

 C'est à ce moment là qu'elle rencontre cet homme mûr sans distinction naturelle apparente mais dont la joute oratoire confère un charme, une élégance, une supériorité de l'esprit auquel elle ne peut que succomber.

Aristide Briand deviendra son mentor, cet amant qui la rend paisible et sereine. Comme à son accoutumée, elle vit avec débordement, de façon instinctive cet amour qui l'absorbe! Marie suivra le cours de ses intuitions, se moquant éperdument du qu'en dira t-on de la souffrance imposée à ses proches, des journalistes avides de scandales. Elle donne ce qu'elle est mais aussi ce vil argent, cet or maléfique à profusion qui menace la relation ou suscite l'équivoque.

 Envers son mari elle apprend à pardonner cet amour qu'a Georges pour cet oncle qu'elle trouve médiocre, mais aussi son attirance pour les beaux corps d'athlète...

 La Grande Guerre éclate dans ce monde finissant, apocalypse d'un passé de faux-semblants, de retenues, de mensonges hypocrites.

 Sa vie amoureuse pour Briand privilégie les sentiments plutôt que les rapports physiques. Elle ne s'abandonne que fort tard, tous les deux éprouvant un scrupule envers l'être ami qu'est le Prince Georges. Ce dernier avait la secrète idée que l'alliance avec les Alliés précipiterait la chute de Constantinople. Le Roi, son frère était germanophile et maintenait son Royaume dans une prudente neutralité. Une révolution de palais ramenait Venizelos au pouvoir; Constantin abdiquait au profit de son fils et la Grèce se rangeait du coté des Alliés.

 En 1918, c'est la marche triomphale du général Franchet d'Esperey, qui obtient la reddition de la Bulgarie, puis de la Turquie, puis la défection de la Hongrie avant que l'armistice ne trouve les Français aux portes de Vienne...

 Le monde a changé au cours de ces années qui suivent l'amère victoire...Les réceptions demeurent, mais il faut accompagner sa parentèle dépossédée et tous ces êtres aimés, suite à la Révolution Bolchevique. Marie se dépense corps et âme pour l'établissement de ceux qui ont tout perdu.

 Son inquiétude va vers son père, le Prince Roland, elle se rapproche, se réconcilie avec celui qui était pour elle un roc inébranlable... La maladie, la lente agonie, un cancer de la prostate l'amène à un entier dévouement, elle lui consacre l'essentiel de son temps mais l'évolution prévisible et funeste le conduit à la mort en 1924.

 Marie sombre dans la dépression, se tourne vers le Maître de Vienne si controversé, si contesté dans son milieu... Celui-ci s'en méfie, la persévérance de Marie, son entregent ainsi que l'aide financière qu'elle lui apporte pour le développement du mouvement, viennent à bout de ses hésitations... Il sera son analyste de 1925 à 1938. Elle se jette en psychanalyse comme en religion,n'admettant aucune hérésie, aucune critique de la pensée du Maître, elle se veut et sera la gardienne d'une orthodoxie sans faille. Elle entretient jusqu'à sa mort une amitié fidèle avec Anna Freud et la soutient dans ses controverses avec Mélanie Klein. Ses positions inflexibles lui voudront de durables inimitiés....

 Elle fonde la psychanalyse en France, balbutiante à ses débuts, oriente et finance les recherches parfois saugrenues, la frigidité n'est-elle pas aussi de nature physiologique et correspondrait à une position éloignée des organes clitoridiens!

 Elle parvient à protéger Freud des griffes du nazisme. L'autodafé des ouvrages de ce maître juif, la haine érigée en institution la renforce dans sa lutte... Le Prince Georges la laisse libre, tout en ne comprenant pas son nouvel enthousiasme. Tous les six mois, elle se rend à Vienne...

 Elle rachète les archives de Freud pour éviter qu'il ne les brûle, et notamment sa propre auto-analyse avec son ami; l'O.R.L. Wilhem Fliess, la traduit et la fait paraître. En 1938, elle arrive grâce à ses relations, à faire sortir Freud de Vienne, ainsi que sa famille à l'exception de ses sœurs qui périront dans un camp de concentration.

 Le Maître, après une escale dans sa maison de Saint-Cloud gagne Londres, elle l'encourage et l'aide à la terminaison de son dernier ouvrage «Moïse et le Monothéisme». Elle l'entoure et le soigne avec Anna dans sa lente agonie de son cancer de la mâchoire qui le tourmente depuis de nombreuses années.

 Ses recherches porteront essentiellement sur les deux sujets qui lui tiennent à cœur, la sexualité féminine et la genèse des assassins. Elle évoque la personnalité de son Grand-Père le Prince Pierre Bonaparte, l'ostracisme où il était maintenu comme sociopathe, déséquilibré et qui n'avait comme elle pas connu de tendresse parentale... Elle éprouve pour ce grand-père disparu peu avant sa naissance, cette complicité de deux êtres dans la recherche impossible d'une réparation à l'abandon et dont le nom de Bonaparte, les poursuit comme une malédiction pour le Prince Pierre, un bonheur non dénué de culpabilité pour Marie.

 Elle mélange dans la frigidité, illusions physiologiques et castration psychologique. L'éloignement des organes clitoridiens qu'elle fait mesurer sur des volontaires agit, selon elle sur l'absence d'orgasme et du plaisir associé. Les résultats peu probants ne la troublent pas, il faut poursuivre les expériences.

 Les enfants vont se marier... Eugénie convole avec le Prince Radziwill, parent de son côté maternel. Le mariage ne sera pas heureux, l'échec se solde par un divorce en pleine seconde guerre mondiale. Elle épousera en seconde noce un prince de la maison de Tour et Taxis, sans beaucoup plus de succès... Il existe une descendance, orgueil de leur grand-mère...

 Quant à Pierre, malgré l'interdit de son père qui le destitue de toute prétention au trône de Grèce et ne veut plus le rencontrer, il épouse sa maîtresse plus âgée qui ne lui donnera pas d'enfant, mariage aussi malheureux.

 Pour Marie, la Seconde Guerre Mondiale est un long exil qui la coupe de l'Europe, de ses amis, de ses attaches analytiques... Elle accompagne, puis suit la famille royale grecque. Pierre sera officier de liaison, aide de camp, intermédiaire entre les troupes grecques et britanniques. Eugénie et ses enfants suivront Marie...

 La Grèce, envahie par la wermacht, Marie et sa famille gagnent Alexandrie avant de se réfugier en Afrique Australe, après un passage par le Mozambique et un établissement précaire en Rhodésie du Sud, puis en Union Sud-Africaine. Cette période où la tragédie atteint l'horreur comme le sublime, Freud l'avait devinée. Il avait écrit de façon prémonitoire «Malaise dans la Civilisation». Faut-il que tout soit détruit pour aspirer à une renaissance?

 Marie, dont l'installation est précaire, les rapports, les courriers absents s'ennuie; il lui tarde que ce cauchemar prenne fin, elle se reconnaît une mission, rétablir les morceaux épars de la science de son Maître, maintenir l'orthodoxie, réguler les flux à venir, éloigner les hérésies... L'enseignement de Freud peut être prolongé, voire amendé, mais ne saurait être contesté, elle se veut responsable, dépositaire de l'orthodoxie.

C'est déjà une vieille dame, à ses dires qui en 1945 regagne l'Europe, mais elle manifeste toujours le même dynamisme. Après un séjour en Angleterre, une réception à la cour et de longues visites à Anna, où en accord, elles envisagent de rebâtir la psychanalyse en dépit des pertes que le mouvement a subi des orientations à donner, des aides aux futurs chercheurs, elle décide de visiter les Etats-Unis, cette modernité qui la laisse perplexe, mélange du meilleur comme du pire... Elle continue par l'Orient... En fait, elle fuit le spleen dont elle ne parvient pas à se détacher, mais aussi ce combat, cette vision d'une unité à recouvrer qui lui échappe. Instinctivement, elle le sait mais le refuse...

 La Psychanalyse, au lendemain du conflit, ce qui en reste, se déchire comme dans «Totem et Tabou», lutte fratricide pour l'héritage du père disparu. Les haines, les trahisons, les compromissions redoutables sont légion mais le pire n'est-ce pas cette incursion du structuralisme, cette irruption de la linguistique, cette relecture de l'œuvre du Maître par ce personnage incontrôlable qu'elle juge paranoïaque Jacques Lacan. Les jeunes générations se tournent vers son enseignement, l'aspect ésotérique, le caractère sibyllin ne les rebutent pas...

 Le Prince Georges a tout connu, la mort de cet oncle vénéré, la trahison de son fils anthropologue de renom, désargenté car prodigue, soutenu en sous main par sa mère dont la fortune s'amenuise, sa fille divorcée et un monde qu'il ne connait ni ne comprend... Affaibli, malade, il reste digne dans l'adversité, se renferme dans un silence intérieur... Il est pour Marie, l'ami fidèle, le tendre complice de quelque quarante ans de vie commune, elle ne l'abandonnera jamais et pleine de compassion le soignera avec amour...

Elle reporte alors son espérance sur ses petits enfants, dont elle étudie le comportement, les jeux, s'esclaffe sur leurs progrès, rit de leurs bêtises... Elle se rapproche du Prince Napoléon et entretient une correspondance doublée d'une amitié sincère.

 Elle se sait dépassée, trouve une certaine amertume dans la pratique d'une méthode qui révèle de nombreux désordres et traumatismes de la personnalité, mais ne guérit pas; elle doute, mais n'est ce pas un sacrilège!, la fuite en avant n'est plus possible et laisse une dépression larvée. Monsieur X, son second amour qui avait remplacé Aristide Briand et était devenu un ami proche a lui aussi disparu.

 Tout s'éloigne, le voile va bientôt se déchirer, existe t-il un après? En attendant, elle maintient le cap, ultime défi à la vie! Pourrait-elle accéder après la mort à cette vérité insaisissable qui la martelait, dépasser la culpabilité et le déni où on l'avait plongé?

 Elle survit à son époux et ne garde de lui que les bons moments passés ensemble, elle attend patiemment sans peur ni contrainte une mort qui serait pour elle l'ultime défi!

 Lors qu'Eugénie, proche de sa mère vint la voir en clinique où elle avait été hospitalisée, suite à une tachycardie et divers malaises à caractère digestif... Marie avait retrouvé le sourire. Veuve, assommée de solitude et d'angoisse, la dépression était venue à bout de sa détermination.

 Avec un large sourire, elle lui déclare «Je suis atteinte d'une leucémie aiguë». Elle lisait son roman de jeune fille «Jacques le fataliste» de Diderot... Elle s'éteint, réconciliée avec les siens, mais plus encore avec elle même.

 Son dernier voyage la ramène en Grèce, ce Pays où Napoléon II aurait pu être roi, sans l'intransigeance de Metternich, elle repose dans la crypte des rois près du Prince Georges....

 R. Mosnier